Une histoire des dominations

 

Adaptation de morceaux choisis du best-seller du sociologue français, le film, réalisé par Jean- Gabriel Périot et porté par la voix d’Adèle Haenel, en recentre le propos autour de l’histoire des dominations, passées mais aussi présentes.

Celleux qui auront été marqué·es par l’essai autobiographique de Didier Eribon risquent fort d’être décontenancé·es par l’adaptation du cinéaste Jean-Gabriel Périot (connu pour son excellent film d’archives Une Jeunesse allemande, et plus récemment pour Nos Défaites, un film réalisé avec des lycéen·nes). L’assemblage de fragments choisi pour le film et lu par Adèle Haenel élude en effet totalement la question de l’homosexualité de l’auteur du livre, pourtant à la racine de son désir de questionner son transfuge de classe et de revenir sur le territoire géographique, mais aussi intime et sociologique de son passé et de celui de ses parents.

Bien qu’à l’heure de l’intersectionnalité, cette évacuation puisse poser question, il y a sans doute derrière ce choix d’élagage une dimension pratique – on voit mal comment les multiples facettes du livre auraient pu tenir dans un film d’1h30 – mais aussi la recherche d’un effet de loupe. Car plus que la question gay, ce sont toutes les parties du livre qui concerne Eribon qui sont absentes du film. Cela propulse les deux personnages secondaires – le père et surtout la mère – au centre du récit.

Au cœur des luttes

Pour illustrer les passages lus, Périot a pioché dans des reportages, des documentaires et des films, notamment issus du cinéma direct. D’images d’archives datant des années 1920 aux reportages réalisés lors de manifestations de Gilets Jaunes. Retour à Reims [Fragments] nous promène de façon linéaire à travers quasiment un siècle d’images. Il y a quelque chose de sublime et de vertigineux dans cette compression extrême, qui nous fait passer des imperfections de la pellicule et du noir et blanc au HD impeccable des caméras numériques. L’histoire des images est pour Périot indissociable de l’histoire des dominations. Ce qu’apporte aussi cette mise en images du récit est d’offrir au vécu de ses parents mille visages, et par la même en appuyer le caractère systémique. Au travers d’un épilogue frontalement militant, et en dénonçant le patriarcat, le racisme, la montée de l’extrême droite et les ravages du capitalisme, le film s’inscrit totalement dans son époque.

Dans l’œuvre collective Feu! – L’abécédaire des féminismes présents d’Elsa Dorlin, Adèle Haenel – qui n’est évidemment pas là par hasard – esquisse un constat politique qui est aussi celui du film auquel elle a prêté sa voix : « Ce que ma parole avait de plus contestataire, c’est qu’elle pointait que derrière un vernis démocratique, le système capitaliste patriarcal est fondamentalement xénophobe. Pour le dire autrement : il n’y a pas de solution au problème des violences sexuelles dans un cadre capitaliste, puisqu’il est nécessairement raciste et sexiste », ou comme le dit autrement Eribon, il ne faut pas oublier que, si elle a été invisibilisée au cours des trente dernières années, la grille de lecture opposant dominé·es et dominants est revenue en force au cœur des luttes.

 

Bruno Deruisseau
Les Inrocks
24 novembre 2021